La maîtrise inutile ?
Cellules autonomes suppose autonomie, que les décisions soient prises dans la
cellule même, par les opérateurs.
Les chefs d'équipes et agents de maîtrise
se sentent menacés dans leur rôle, leur statut et leur autorité par la responsabilisation des opérateurs.
Convertir les chefs d'équipes en animateurs multi-cellules semble être la
suite logique des décalages qui s'opèrent :
- L'opérateur est investi d'une autorité et d'une responsabilité,
- La maîtrise coordonne les différentes unités, les décharge des travaux
administratifs et du traitement des données. Les agents de maîtrise deviennent en quelque sorte
des responsables de production locaux.
Mais les responsables de production, que deviennent-ils ?
En fait cette aspiration vers le haut ne se
produit pas systématiquement, la maîtrise est plus souvent sacrifiée au profit
d'une pyramide hiérarchique moins haute et plus étalée.
C'est éventuellement aussi le moyen, à peine déguisé, de se débarrasser
d'un encadrement vieillissant et coûteux...
La maîtrise est souvent la première à hésiter devant les nouveaux
modèles d'organisation.

Expériences 
Pour illustrer ce que l'analyse par le simple bon sens permet de prévoir, voici quelques extraits
d'un dossier paru dans le magazine l'Usine Nouvelle, nº 2526 du 30 novembre 1995, sous le titre
Comment mettre en place des équipes polyvalentes et autonomes
Pour mieux servir leurs clients, les usines réduisent les niveaux hiérarchiques
et rendent leurs équipes de production autonomes et polyvalentes.
Mais le changement doit s'opérer progressivement. La transparence est de règle,
et les hommes doivent être préparés à exercer de nouvelles fonctions.
Plus de dix ans après leur démarrage dans l'industrie, ces
expériences sociales sont loin d'avoir atteint leur régime de croisière. Dans
l'automobile, qui vit au rythme du travail en projet, le modèle des organisations polyvalentes,
autonomes et flexibles, est en passe de se généraliser. Chez Renault, les unités
élémentaires de travail (UET) sont entrées dans les moeurs. Mais la médaille a
son revers : lors des conflits salariaux du printemps dernier (1995), à Flins notamment, les
solidarités développées dans les UET se sont révélées bien
encombrantes pour la direction....
Faut-il pour autant abandonner les nouvelles organisations et revenir au bon vieux
taylorisme ! Certaines entreprises ont choisi cette voie. Mais la plupart s'y refusent. Même
Pechiney, où le personnel ne souhaite pas un retour au traditionalisme. Un cas exemplaire.
En 1991 lors de son inauguration, cette unité du groupe Pechiney fut présentée comme un
laboratoire social où la lutte des classes n'avait plus de raison d'être. Les opérateurs,
dirigés par des ingénieurs de production, pratiquent l'autogestion au sein de groupes autonomes;
les contremaîtres disparaissent, remplacés par des conseillers techniques, parfois par des
superviseurs. Ces derniers, placés hors hiérarchie, ne commandent pas. Ils animent. Deux ans
plus tard, patatras !
(...)
Les conseillers techniques (agents de maîtrise), qui s'attendaient
à diriger des équipes, se sentent court-circuités, marginalisés. Ils
s'inquiètent de leurs perspectives de carrière. Au quotidien, l'autogestion en groupes
autonomes se révèle usante, jusqu’à faire regretter le confort de la hiérarchie.
(...)
Les erreurs sont souvent commises au tout début. Pour ne pas les répéter, voici trois
règles de base: communiquer, expliquer, justifier. A l'attention principalement d’une population
plus fragile, celle des agents de maîtrise.
L'excès de zèle nuit aussi...
L'article présente d'autres exemples d'entreprises ayant essayé le passages aux unités autonomes, avec des bilans en demi-teinte.
Ce qui mérite encore d'être relevé, qui me surprit car je ne l'avais pas envisagé :
les effets négatifs de l'excès de zèle !
(l'usine varoise) a accusé une baisse de productivité et une recrudescence des accidents
du travail dans les premiers mois de fonctionnement de l'empowerment : certains salariés,
"enivrés" par leur soudaine autonomie,ont outrepassé des consignes de
sécurité. Des objectifs ad hoc ont alors été fixés aux équipes de travail.

Taylor n'est pas mort
Il ne faut pas vider le travail des exécutants de toute substance.
Voilà la clef pour conserver l'intérêt au travail; ce que l'on fait
doit garder un sens, il faut en saisir la finalité, car comprendre les étapes amonts et surtout
avals permet d'apprécier l'impact de ses actions.
Il est en effet plus motivant de savoir que
l'on contribue à la fabrication d'un paquebot de luxe que d'ignorer à quoi vont servir les
tôles que l'on prépare...
Personne ne le contestera.
Or, les tâches répétitives et les cadences rapides amènent la
segmentation et la standardisation très poussée du travail, donc quelque peu en opposition
avec le postulat précédent.
Mais avant de tirer sur Taylor
et citer une fois de plus le film de Chaplin, les temps modernes en exemple caricatural, regardons
notre société et réfléchissons.
Premièrement les systèmes Tayloriens ont
leur intérêt !
Ce que l'on peut remettre en cause, c'est jusqu'où pousser ces systèmes.
Celui que je gère au quotidien est Taylorien et très efficace.
La variété des tâches est apportée par les changements de modèles et les changements
de postes, car nous cultivons la polyvalence des opératrices pour un profit mutuel :
Elles bénéficient de formations et de variété dans les postes, l'entreprise
diffuse son savoir-faire et diminue sa sensibilité à l'absentéisme.
L'expérience inverse, comme dans l'automobile suédoise par exemple, montre
que les approches très sociales, libérale, ne sont pas toujours économiquement viables.
Deuxièmement, la cellule autonome nécessite l'autonomie de prise de
décision par ces membres.
Le terme anglais de cette délégation d'autorité est "empowerment".
L'opérateur dans sa cellule doit être non seulement un productif réactif
et adaptable mais aussi un acteur zélé de l'amélioration continue, et cela sans
nécessairement bénéficier du cadre formel et contrôlé des systèmes
Kaizen.
Les penseurs et théoriciens de ses philosophies "sociales" sont plutôt humanistes;
ils veulent mettre l'homme de production au centre de la dynamique de progrès, le promouvoir
graduellement afin qu'il passe du rôle de simple exécutant à un celui de "petit
manager multifonctions".
Ces penseurs ont, me semble-t-il, une vision un peu trop angélique d'une
réalité qui est souvent toute autre.
C'est un travers courant que de prêter à autrui ses convictions, ses idées ses
compétences et ses attentes.
Or, d'un point de vue strictement statistique, combien de ces opératrices,
de ces ouvriers ont l'ambition, l'éducation, la culture et la personnalité nécessaire
à cette conversion, à cette évolution ?
Que faire des cohortes de sans grades,
à faible bagage scolaire dont on ne peut espérer qu'ils deviennent ces ouvriers-managers
des productions du futur ?
Combien de personnes se sentent réellement bien que dans la
sécurité de leur routine et sont malheureuses si elles doivent remettre en cause leurs
performances acquises par la répétition et la stabilité ?
Car même si l'on consent la formation nécessaire, encore faut-il que les
candidats aient la volonté et la possibilité d'évoluer.
On peut supposer que dans une cellule autonome se détache un leader naturel, qui prendra
le rôle de l'animateur.
Il arrivera peut-être à la conclusion que ses collègues
les moins enclins à prendre des responsabilités, mais à se cantonner dans une certaine
routine, sont plus utiles et efficaces laissés, spécialisés ainsi.
Il recréera peut-être en réduction, un mini-système taylorien que la
cellule devait éliminer et perdant aussi une partie de la flexibilité recherchée !
Concluons ce chapitre par une image provocante à l'emporte pièce :
si tous les ouvriers étaient convertibles en "ingénieurs" et travaillaient à
ce que le travail sale, pénible et répétitif soit pris en charge par des machines,
ils travailleraient à leur propre disparition...
Et cela aurait déjà été fait !
A mon avis (le système de) Taylor n'est pas encore mort.

Ce que le système flexible ne devrait pas être
Quelques exemples de dérives du système.
Le risque des micro-usines
L'autonomie n'est pas sans risques.
Si l'on délègue au niveau de la
cellule une part des travaux indirects, comme par exemple l'approvisionnement, la planification-
ordonnancement, ou encore les méthodes, on risque fort de voir apparaître des micro-usines dans
l'usine, avec leurs patrons, leurs savoir-faire, leurs performances et...leurs petits secrets !
Les patrons des cellules sont souvent de jeunes diplômés dont le rôle hiérarchique est
minimisé au profit d'un rôle d'animation. La mise en concurrence des cellules,
les possibilités d'évolution restreintes, poussent ces patrons à
veiller jalousement à toutes leurs prérogatives et à se démarquer
de leurs collègues, en prenant soin de ne pas divulguer leur savoir-faire.
Comment assurer la cohérence, la diffusion des bonnes méthodes,
l'uniformité, le respect des standards de qualité et une performance globale
élevée ?
Même la nomination d'un superviseur, un super-animateur qui chapeaute
les cellules, peut se heurter à la farouche défense de l´indépendance des
"patrons", les animateurs de cellules...autant de barons dans leurs donjons.
L'autre aspect du syndrome des micro-usines est la duplication des moyens et ressources,
qui les laisse éventuellement sous-utilisées.
J'ai pu voir une entreprise qui a organisé ses lignes en cellules autour de
familles de produits.
Appeler "cellule" une ligne repliée sur elle-même ne me semble pas tout
à fait suffisant pour en faire une cellule au sens où nous en débattons...
Tout l'espace de l'usine était occupé, y compris par des "cellules"
qui peuvent rester longtemps sans activité, les ressources restant bloquées et
inutilisées.
Les interstocks existent mais sont appelés d'un nom équivalent au
work in progress, donnant une apparence dynamique à un stock tout à fait statique !
En fait, ses "cellules" n'étaient que des lignes spécialisées
redisposées dans l'espace et flexibles que dans la limite des similitudes des produits de la
famille...
La délégation de l'incompétence
Face à un marché très changeant, l'horizon de planification des
entreprises se restreint.
Il est difficile de faire des prévisions correctes au-delà
de quelques mois, parfois moins.
Or, pour l'organisation de la production, pour les investissements, une mauvaise
prévision peut être lourde de conséquences.
Le passage à une organisation plus
flexible doit permettre de répondre aux demandes dans des délais plus brefs, en lançant
des quantités moindres et en acceptant des personnalisations éventuelles.
Il ne faut pas, en cas d'incapacité de planifier selon les nouvelles donnes,
déléguer cette incompétence au niveau inférieur, rendant les opérateurs
dans les cellules responsables d'un planning ou d'un ordonnancement que l'on ne maîtrise plus.

Une révolution culturelle :
Le paradoxe de l'artisan industriel
Êcirc;tre des industriels, cela signifie que toute tâche doit être
reproductible à
l'identique par n'importe quel exécutant, son résultat doit être prévisible,
qu'il existe des documents de référence pour exécuter ce travail, etc...
La différence entre l'artisan et l'industriel est que le travail de
l'artisan à été étudié, analysé, mesuré, quantifié,
bref qu'avec l'aide de la science le savoir-faire d'un individu puisse se codifier et être
exécuté à l'identique par des non-spécialistes.
Ceci explique la rigidité des procédures, des modes opératoires, la grande
segmentation des tâches et tout le reste.
Etre un industriel n'est pas simple, car la tentation de la facilité est toujours
là, incitant à laisser des aptitudes spécifiques à un nombre limité
d'individus, au risque de se pénaliser gravement si la compétence venait à disparaître.
Ce mode de fonctionnement, dont sont imprégnés l'encadrement et les
opératrices, n'autorise aucun écart par rapport au mode opératoire, aucune initiative
si elle n'est validée par le chef d'équipe, lui qui est véritablement le maître
de sa ligne.
Changer pour un système dans lequel l'autonomie, l'auto-organisation et la prise
d'initiatives sont une obligation est une révolution culturelle
qui semble pour le moins difficile.
Car tout l'aspect artisanal que l'on a tenté de faire disparaître au fil des
ans sera brusquement promu !
D'une quasi-absence de liberté on passera à une très
grande latitude et du chef omnipotent on passera à la liberté d'organiser son petit univers !
Le chef sera très certainement mal à l'aise face à des individus
qu'il faut animer et non plus commander, et les équipiers très surpris de devoir
réfléchir et s'organiser par eux-mêmes.
Comment faire la transition ?
Comment renier en peu de temps ce qui était
la normalité sur une longue période ?
Comment devenir un artisan industriel, ce mutant paradoxal ?
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Suite : les éléments techniques et la mise en place
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© Christian HOHMANN